Ils parlent de l’Ecole (1) François RUFFIN / « L’Ecole moule des cons sots mateurs, mais ne forme plus de citoyens ! »

                            Tôt ce matin, à Béthune, au sortir d’un petit parking grillagé, brumeux et désert, j’ai croisé par hasard une silhouette qui m’est familière. Malgré le masque couvrant son visage, je l’ai de suite reconnu, à sa coiffure de porc-épic pas trop regardante sur la forme, à son pantalon rouge-rosé usé dans le fond. « François ! » Cri du cœur, spontané.

« Bonjour, François Ruffin, bravo pour tout ce que vous faites pour nous, et merci. »
« Bonjour ! Merci. On fait ce qu’on peut. On essaye. »
« Vous venez pour Bridgestone ? C’est bien d’avoir parlé de l’Ecole dans votre vidéo, votre bulletin, là, il y a pas longtemps. C’est bien d’avoir dit que l’Ecole ne pouvait pas tout porter. Vous vous souvenez sans doute pas de moi. J’étais venu vous voir à Amiens il y a longtemps, pour vous parler de l’Education nationale. Mais je ne vous prends pas plus de temps. Bonne journée ! »
« Merci. Bonne journée ! »

Je l’ai laissé, escorté de son lieutenant Dimitri, se diriger d’un pas décidé le long de l’avenue Winston Churchill ; leur journée allait être rude, mes obligations professionnelles m’appelaient ailleurs.

Retour en 2018. Lundi 8 janvier. Dans l’espoir d’amener François RUFFIN, fraîchement élu député, à s’intéresser de près aux dérives de l’Education nationale, j’avais consacré une longue journée à faire le trajet en train Béthune-Lille-Amiens et retour. Dans sa permanence électorale, en fin de journée, j’avais pris moins de 10 minutes pour échanger avec lui sur les inquiétantes évolutions et dérives de l’Education nationale ; sa francetelecomisation (1) ; la gravité et la cruauté du mobbing (2) ; son lien avec la fausse bienveillance (3) ; la transformation d’une Ecole de l’instruction en une garderie ponctuée d’animations creuses ; des propositions de solutions. 10 minutes, peu de temps pour des sujets pointus, et d’importance.
François RUFFIN avait très vite employé les mots justes : « déni du réel », lorsque j’évoquai en deux phrases les Commissions Disciplinaires bidonnées (4), montées de toutes pièces par des fonctionnaires plus que douteux, à la fois juge et partie.
Mais avant cela, il m’avait prévenu et s’était excusé : « On est en janvier et ici, on est déjà tous en burn-out », me faisant comprendre par-là que l’année à venir serait ardue, que toute son équipe était déjà usée – toujours debout et très active – mais usée, secouée, saturée par le rythme du travail parlementaire et l’accumulation du traitement des sujets d’actualité brûlants.
L’Ecole n’était pas une urgence – elle ne l’est jamais !
L’Ecole attendrait.
Les enseignantes violentées par leur chef en toute impunité pouvaient attendre. Encore attendre. Elles attendraient.
Le savoir qu’on ne transmettait plus attendrait.
Les élèves pouvaient attendre. Ils apprendraient, plus tard, une fois sortis du système scolaire. Ou ils n’apprendraient jamais. Jusque 16 ans l’instruction est obligatoire, que cette obligation, qui n’a jamais concerné les résultats, ne soit même plus une obligation de moyens n’était peut-être pas si grave, après tout.
François RUFFIN m’a assuré que la question ne lui était pas indifférente. Il venait de soutenir une manifestation contre des suppressions de classes, dans une école d’un village de sa Picardie.
« Mais, vous savez que la question essentielle n’est pas celle des moyens purement financiers ? Et que se focaliser sur cette question et sur celle du nombre de postes – certes cruciales – est une erreur monumentale, et un cadeau fait à ceux qui sont en train de démanteler l’Ecole publique ? ».
Difficile d’insister. Le gars avant moi, dans cette permanence, venait pour une histoire d’accès au logement social, qui s’arrangerait bien grâce aux conseils de bon sens et à l’aide à surmonter la paperasserie apportée légitimement par l’équipe du député, à ce que j’en avais malgré moi entendu et compris.
La personne après moi était là pour un motif probablement tout aussi important et primordial, à l’échelle essentielle – je l’écris sans ironie – de son existence : survivre, c’est l’urgence, trop souvent .
Vouloir se battre pour l’intérêt commun, pour la formation des citoyens de demain, pour un idéal ambitieux, c’était un « luxe » un peu trop éloigné des préoccupations immédiates et des sollicitations urgentes, concrètes, parfois plus simples à résoudre, des administrés venus rencontrer « leur » député.
Et puis, est-ce que ce n’était pas là avant tout le rôle des organisations syndicales ?
De qui étais-je le représentant ?
Très gentiment, François RUFFIN m’invitait à laisser à une assistante les quelques documents sourcés que j’avais préparés, documents faisant état en toutes lettres de cette formule, en gras, en guise de présentation et de résumé : « L’Ecole ne permet plus aux enseignants de former des citoyens. Elle les contraint à mouler des cons sots mateurs ». Et je repartai, déçu avant tout de ma propre naïveté, avec l’impression d’avoir échoué à montrer l’urgence qu’il y avait à ce qu’une voix forte s’empare de la question de l’Ecole. Au moins, j’avais essayé. Et le député m’avait accueilli et écouté avec un souci de l’autre qui n’avait rien de feint.
En sortant du petit local de permanence, je savais qu’idéalement il faudrait trouver ailleurs qu’à Amiens un héraut de cette cause que j’aurais aimé que cet homme épouse, et qu’il défende mieux que je ne saurais jamais le faire.

Bien sûr, j’aurais souhaité que cet échange puisse déboucher sur un déclic, et sur l’envie, de la part de François RUFFIN, d’une volonté de travailler sur ces questions, de les mettre en lumière, de les porter, à défaut de toutes les résoudre.
Les violences faites aux enseignants resteraient encore très longtemps ignorées, invisibilisées, prospères.
Il en aurait fallu bien plus, du reste : le long travail opiniâtre de David DUFRESNE, les Gilets Jaunes éborgnés ou mutilés, le meurtre de Cédric CHOUVIAT et le passage à tabac de Michel ZECLER n’ont toujours pas suffi à ce que BFM Télé, C News, TF 1, France Télévision, France Radio et la majorité de la classe politique et de l’opinion publique cessent de relativiser et de minimiser l’ampleur des violences policières, ces violences qui – comme celles faites au personnel enseignant – préparent le terrain à des matins bruns. Ironie du sort ? Tout à l’heure, cet après-midi, C News montrait une vidéo de François RUFFIN, interrogé devant l’usine de Bridgestone (5). Le seul passage de l’entretien sélectionné par les journalistes de la chaîne d’infos en continu ne concernait pas la fermeture tragique de l’usine béthunoise de pneus mais… l’actualité des violences policières.

« L’Ecole ne permet plus aux enseignants de former des citoyens. Elle les contraint à mouler des cons sots mateurs. »
Dans quelles circonstances ai-je pour la première fois forgé et employé cette formule ?
Que dit François RUFFIN de l’Ecole, en 2020 ?
Les idées sous-tendues par cette présentation de l’Education nationale sont-elles présentes aujourd’hui dans le débat public, sur les réseaux sociaux, ou dans les salles de professeurs ?
La formule a-t-elle été reprise telle quelle ici ou là, sans qu’on me verse le moindre droit d’auteur ?
C’est ce dont je parlerai dans mes prochains billets…

Pierre-André DIONNET

Qu’on veuille bien m’excuser pour les quatre références à mes propres textes, qui permettent de préciser mon propos sans engager autrui.

(1) https://faitestairecepetitprofbonsang.wordpress.com/2020/01/26/harcelement-hierarchique-le-grand-deni-de-leducation-nationale-18-la-francetelecomisation-de-leducation-nationale-une-expression-qui-doit-faire-flores/

(2) https://faitestairecepetitprofbonsang.wordpress.com/2019/11/06/des-medias-aveugles-et-silencieux-6-la-chercheuse-eve-seguin-et-le-magazine-en-ligne-the-conversation-france-brisent-le-tabou-sur-le-mobbing-dans-les-universites/

(3) https://faitestairecepetitprofbonsang.wordpress.com/2017/03/27/la-bienveillance-et-ses-degatsasur-les-enfants/

(4) https://faitestairecepetitprofbonsang.wordpress.com/2019/01/21/la-commission-disciplinaire-montee-de-toutes-pieces-marque-des-recteurs-qui-perdent-pied-1-responsabilite-politique-des-ministres-de-leducation-nationale/

(5)

https://www.boursedirect.fr/fr/actualites/categorie/politique/producteur-tabasse-par-des-policiers-pas-accidentel-mais-structurel-pour-ruffin-lfi-afp-eaf2211371bab3ec8fa769e62f1b6857c1460985


En savoir plus sur Mais faites taire ce p'tit prof, bon sang !

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

6 réflexions au sujet de « Ils parlent de l’Ecole (1) François RUFFIN / « L’Ecole moule des cons sots mateurs, mais ne forme plus de citoyens ! » »

Laisser un commentaire